• Pays des Rêveurs damnés

    Pays des Rêveurs damnés
     

    "You are old, Father William," the young man said,
    "And your hair has become very white;
    And yet you incessantly stand on your head—
    Do you think, at your age, it is right?"

    "In my youth," Father William replied to his son,
    "I feared it might injure the brain;
    But now that I'm perfectly sure I have none,
    Why, I do it again and again."

    Lewis Carroll, Alice's Adventures in Wonderland, chapitre cinq.

     


     

    À l'orée de la forêt, au-delà du champ, elle le vit. Le souffle court, le cœur battant, ses hallucinations avaient bel et bien repris dans sa tête. C'était ainsi qu'elle vivait, incapable de distinguer le réel de l'inconcevable. Elle était à genoux, sa jambe gauche littéralement amochée et ses cheveux blond roux en bataille. Tout en inspirant l'air sanglant et saturé, les yeux clos, elle arracha quelques brins d'herbe humides avant de se lever du mieux qu'elle le pouvait, ignorant la douleur vive de sa cheville qui lui faisait vibrer la tête. Au moment de lever les yeux vers la forêt au loin, il n'y était plus. Elle eut peur un instant.

                La vue brouillée, ses pieds souffrants se mirent à avancer à l'aveuglette, d'un pas boitant. La robe blanche qu'elle portait était déchirée dans le bas, au niveau des mollets, et les manches tombaient en lambeaux. La jeune survivante enjamba les corps en évitant les coups d'œil vers eux. Au bout d'un moment, ses yeux verts revinrent à eux et elle distingua un environnement vaste, avec un sol couvert de pelouse brûlée vive et un ciel étrangement pâle. Une brise légère effleurait sa peau presque blanche et satinée. La jeune fille vit les herbes du champ se dresser très haut devant elle, dessinant un passage étroit vers la montagne brumeuse au loin. Ce monde semblait si irréel, mais à la fois si familier.

                Où était-il ? disparu, apparemment. 

                Ses enjambées se faisant de plus en plus rapides, elle suivit le chemin et un brouillard saisissant envahit le champ et se répandit tout autour d'elle.

                « Respire. »                                                

                Ce petit mot résonnait dans son esprit. Malgré tout, l'air était si étouffant que sa respiration se faisait de plus en saccadée. Elle détestait se sentir si faible. Sentir ses poumons brûler à chaque respiration, laissant entrer l'odeur du fer et de la désolation en elle. Respirer par la bouche était la meilleure solution. Ses lèvres sèches et saignantes s'entrouvrirent alors qu'elle entama sa route.

                Elle suivit le chemin tracé dans les herbes hautes qui menait vraisemblablement à la montagne. Pourquoi se donner la peine d'aller jusque-là ? Pourquoi ne pas abandonner tout de suite et se laisser tomber dans un sommeil éternel ? Cela semblait tellement mieux. Tellement plus simple. Mais elle ne pouvait pas. Son âme pure la rendait forte. Elle savait qu'ils allaient revenir. Elle ne pouvait se permettre de laisser tomber, donner ce plaisir à la Reine Rouge: mourir dans un champ avec d'autres oubliés bannis. Au fil de ses pas, le ciel s'assombrit d’un coup, trop rapidement. Quelle heure était-il ?

                En peu de temps, la nuit tomba. Elle aperçu des silhouettes dans les herbes. Sa route, qu'elle dissimulait grâce au faible clair de lune, s'amincit et se fit très étroit. Puis, le gravier sous ses pieds se transforma en dalles rouges et noires. La voilà qui s’approchait du royaume de la Reine Rouge.

                ‒ Alice !

                Elle fit volte-face sur elle-même mais la route derrière elle était déserte. En se retournant vers l'avant, le décor avait changé. Elle se trouvait dans une pièce circulaire très grande avec une vieille tapisserie florale sur les murs.

                « Pas encore, » se dit-elle.

                C'était la pièce sans issues. Celle qui n'avait aucune possibilité d'échappatoire. Elle s'adossa au mur et se laissa glisser par terre. Cette fois, c'était la fin. Elle se noya dans ses larmes pures et translucides avant de s'assoupir, prise de spasmes et de sanglots. Puis, elle se réveilla. Tout était noir autour d'elle et elle avait l'impression de s'enfoncer vers le bas. Son corps était supporté par une force étrange, mais douce. Elle réalisa qu'elle ne pouvait pas respirer. De l'eau incroyablement saturée engouffraient sa gorge. L'eau, elle était dans l'eau.

                « Je ne sais pas nager, » se dit-elle en regardant en haut.

                Un mince filet de lumière filtrait à travers les vagues. La jeune fille tenta désespérément de remonter, mais la surface semblait s'éloigner alors que son petit corps frêle lui, descendait dans des profondeurs effrayantes.

                ‒ Alice ? Alice ?!?

                Quelqu'un criait son nom qui résonnait dans sa tête. L'écho de ces deux syllabes lui cognait dessus comme un marteau. La voix masculine et réconfortante de son enfance semblait si proche, si réelle. Son envie irrépressible de se laisser mourir une fois pour toutes dans ces eaux obscures l'emporta et elle cessa de se débattre. Elle s'enfonça longuement, de plus en plus dans la noirceur, mais sa capacité à retenir sa respiration la surpris. La seule manière pour en finir était de laisser ses poumons se remplir de cette eau beaucoup trop salée.

                ‒ Alice, m'entend-tu ? Alice, s'il te plaît, ne fait rien de stupide.

                Le sel lui brûla les voies respiratoires ou du moins, c’est ce qu’elle senti. Le goût amer lui emplit la bouche et elle laissa sortir quelques bulles, prise de panique. C'est ainsi qu'elle allait mourir. Noyée, dans... dans quoi, au juste ? Un océan sans fond ? La Reine Rouge allait s'en réjouir. Ce fut à cet instant qu'elle pensa à sa famille, à son père qui ne voulais plus la voir mais qu'elle aimait du plus profond de son cœur.  Ah, son paternel à l'âme bien têtue mais pleine de bonté. Comme il manquait à sa fille. Qu'en était-il du Chapelier fou ? Et du Lapin blanc ?

                Non. Elle ne pouvait pas mourir. Pas maintenant. Elle devait aider les autres. Ceux qui l’ont toujours défendu. Si elle devait mourir, ce serait pour eux, pas pour la Reine Rouge. Elle retrouva étrangement le contrôle de ses membres et ses jambes se mirent à faire de grands battements afin de remonter à la surface malgré cette douleur lancinante dans sa cheville fracturée. La lumière venant d’en haut s’agrandit au fil de ses mouvements.

               ‒ Ne te noie pas dans toutes tes larmes, Alice...

               Cette voix était différente que tout à l'heure et elle lui rappela instantanément celle du chat du Cheshire. Lente et incroyablement calme. Familière. Il avait raison. Survivre et combattre, deux missions si semblables. Une volonté nouvelle la submergea alors qu’elle approcha de la surface. Sa tête émergea de l’eau et un son bruyant sorti de sa bouche. Ses poumons et sa gorge brûlaient mais elle réussit péniblement à atteindre la grève. Son corps imbibé d’eau tomba lourdement sur le sable blanc accompagné d’une plainte aigue. Son pied avait heurté un caillou. Ses yeux s’habituèrent à l’environnement lumineux tout autour et en regardant le paysage, elle constata qu’il était vaguement banal. Autour d’elle se dessinait une plage au sable blanc et à la mer bleu sombre. Le ciel était gris, un gris teinté de violet plein d’espérance, plein de promesses. Elle se surprit d’avoir été si indécise pendant ces dernières heures. Elle avait l’habitude de foncer tête première dans des périples inquiétants, et maintenant, elle devait se ressaisir. Son choix fut définitif; elle allait vivre et combattre. Elle le devait à ses amis, sa famille. Elle le devait aussi à la Reine Rouge. Celle-ci avait besoin d’une ennemie proche, à la fois vulnérable et brave, comme son père.

              Enfin, Alice prit une goulée d’air. Sa cheville ne souffrait plus. Un sentiment de ravissement la secoua de toutes parts, éveillant son corps frêle. Elle vit alors le monde d’un nouvel œil. Le soleil, qui s’était fait timide ces derniers jours, s’exposa au ciel indigo.

             Alice, âgée de trente-cinq ans, avait retrouvé ses jeunes années. Ses cheveux blond roux reprirent de l’éclat avec les rayons du soleil et sa peau exténué devint lisse, claire et douce comme la rosée au lever du jour. Son cœur qui avait délaissé toute trace de sentiments heureux, se remit en marche et tout son corps se dégourdit. Le ravissement de la jeune femme ne s’arrêta pas là. Elle avait repris la joie de vivre, elle avait un but. La mer bleu azur lui caressa les pieds alors qu’elle marchait en observant les herbes pousser devant elle. Elle le vit encore au loin, à la lisière du champ. Cette fois, il était bel et bien réel.

            « Père… »

     

     

     

    « Décembre, toi qui rêve autant.2014, tu as du boulot! »

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